Dietrich Fischer-Dieskau, le baryton du siècle

Pour fêter les soixante-quinze ans du chanteur allemand, Deutsche Grammophon publie un coffret de ving disques comprenant des enregistrements rares
ou inédits. Dans un entretien au « Monde », il raconte sa passion pour l'art du chant et évoque des rencontres musicales exceptionnelles.
Mis à jour le samedi 10 juin 2000

BERLIN de notre envoyé spécial

Né en 1925, le baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau a tout chanté avec le même bonheur, le lied, la mélodie, l'oratorio, l'opéra, la musique contemporaine. Sa
carrière l'a amené à se présenter dans le monde entier, à collaborer avec les plus grands chefs d'orchestre, pianistes et metteurs en scène. Son art légendaire du bien
dire les textes s'est épanoui dans une voix au grain unique. « DFD » a marqué quantité de jeunes chanteurs qui se sont reconnus dans l'attitude exemplaire de cet
artiste face à ses devoirs d'interprète. Il ne chante plus en public depuis une dizaine d'années, mais continue de fasciner musiciens et mélomanes, grâce aux nombreux
disques qu'il a enregistrés. Deutsche Grammophon lui rend hommage en publiant un coffret de vingt disques.

« Comment se comporte, en privé, un chanteur qui ne se produit plus en public ?

- Il chante tout de même. C'est un réflexe. Ne serait-ce que par une sorte d'automatisme hygiénique. Il se trouve aussi que j'ai besoin de garder ma voix en forme,
puisque je me produis comme récitant. Et je ne pratique pas ces terribles exercices chers à certains comédiens. Je conserve mes bons vieux exercices de toujours
consignés dans la méthode Garcia, la seule qui vaille, à mon avis. Depuis que j'ai découvert cette méthode, dont je possède une édition ancienne, j'ai compris que
ses préceptes étaient les meilleurs. Le bel canto est une base pour l'opéra comme pour le lied.

- Peut-on chanter l'opéra et le lied avec la même technique ?

- Il ne devrait pas y avoir de différences. Il faut chanter le lied avec une vraie voix et peut-être donner plus d'intelligence à l'interprétation de l'opéra. Je crois avoir
été l'un des premiers à faire autre chose en scène que les bons vieux gestes de sémaphore qu'on voyait trop souvent chez certains chanteurs vociférants.

» On a fini par comprendre que le lied n'était pas un répertoire pour chanteurs sans voix ou en fin de carrière. Il m'est arrivé d'entendre autrefois des artistes retirés
de l'opéra qui chantaient les lieder avec une voix en ruine, je devrais d'ailleurs dire avec dix voix différentes, leur tessiture ayant perdu toute unité. Car il y a une
différence entre colorer de manière consciente et ne pas maîtriser une voix qui se délite en lambeaux. C'est au seul prix d'une vraie technique qu'on peut se permettre
de détimbrer, d'enlaidir même, une couleur au profit de l'expression du texte, d'un mot particulier.

- On vous a souvent reproché, justement, de faire un sort à chaque mot, d'être trop signalétique, comme le disait Roland Barthes, qui vous a
sévèrement critiqué, ainsi que Gérard Souzay, dans certains de ses écrits...

- Vous savez, je n'ai jamais lu ces textes. Je serais très curieux de savoir ce qu'il y est dit. Le lied est le territoire de la poésie, de textes souvent raffinés qu'il faut
interpréter, jouer presque, sans en faire trop pour autant. J'ai toujours demandé à mes élèves de faire attention à ne pas trop bouger sur scène. Matthias Görne, par
exemple, avait l'habitude de bouger beaucoup ! Quoi qu'il en soit, je suis heureux de partager les critiques de Roland Barthes avec Gérard Souzay, qui est un artiste
que j'admirais beaucoup. Il était de ceux qui pouvaient remplir des salles avec des récitals, ce n'était pas donné à tout le monde.

- Vous avez chanté en plusieurs langues, dont le français. Comment l'avez-vous appris ?

- Je le comprends, le lis, mais ne l'ai jamais vraiment parlé. Je l'ai étudié dans ma jeunesse, et mon goût pour Fauré, Debussy et Ravel m'a incité à le parfaire. J'ai
demandé de l'aide à deux artistes français, Charles Panzéra et Pierre Bernac, que j'admire beaucoup. Le premier m'a dit que tout était parfait, quant au second je
n'ai malheureusement pas eu l'occasion de travailler avec lui, ni d'ailleurs avec Francis Poulenc, que j'ai rencontré une fois. J'adore la mélodie française, je l'ai chantée
avec beaucoup de plaisir.

- Pierre Bernac n'était pas le type de voix et de technique que vous êtes censé chérir...

- Vous savez, pour les chanteurs de ma génération, il était un modèle de style pour la musique française. Concernant ses possibilités vocales, Gerald Moore, qui
avait fait des concerts et des enregistrements avec lui, m'a dit qu'il pouvait être étonnant vocalement...

- Vous avez travaillé avec beaucoup de pianistes, Gerald Moore, bien sûr, puis Daniel Barenboïm, Christoph Eschenbach ou, dans vos dernières
années, Harmuth Höll. Qui vous a marqué le plus ? - Oh ! j'ai dû probablement travailler avec cent vingt-huit pianistes différents ! C'était une manière de
rafraîchir les habitudes. Travailler avec un pianiste, c'est faire de la musique de chambre. Ce qui me plaît, c'est inventer de nouvelles choses, et si possible les inventer
sur le moment du concert - mais peu de pianistes en sont capables. Daniel Barenboïm était extraordinaire pour cela. Il lisait tout sans la moindre difficulté, comprenait
tout et tout de suite. Et au concert, si je décidais de faire autre chose que prévu, il me précédait presque ! Cela dit, il m'arrivait aussi à mon tour d'accompagner le
pianiste quand celui-ci avait une grande personnalité.

- Vladimir Horowitz dans les Amours du poète de Schumann, à Carnegie Hall ou Sviatoslav Richter dans les incroyables récitals que vous avez
donnés avec lui ?

- Richter était phénoménal. Je me souviens qu'après notre toute première répétition, je me suis dit : Cela ne va jamais marcher. Et cela a marché ! Le plus drôle est
qu'il avait eu la même impression lors de notre rencontre et, je l'ai appris récemment, qu'il avait confié à son journal douter fortement de notre capacité à faire de la
musique ensemble...

- Les chefs d'orchestre-pianistes ou les compositeurs-pianistes ont-ils quelque chose de spécial dans leur manière d'accompagner ?

- Les chefs, comme Barenboïm ou Wolfgang Sawallisch, ont une science plus complète, une manière plus large, peut-être, de considérer la musique. Les
compositeurs jouent bien leur musique mais pas toujours le reste... Je mets à part Aribert Reinman, qui m'a écrit l'opéra Lear, un merveilleux pianiste, avec lequel j'ai
gravé toutes sortes de lieder inconnus du XXe siècle. Je devrais aussi citer Benjamin Britten, qui jouait si bien Schubert pour Peter Pears. Hélas !, nous avons peu
travaillé ensemble et, en sa compagnie, j'ai surtout chanté sa musique ou ses arrangements. Heureusement, vient de paraître un disque enregistré en concert par la
BBC...

- Beaucoup de vos disques enregistrés en concert sont disponibles, certains de manière officielle, d'autres sont des pirates...

- J'aime beaucoup les disques pirates, ils sont le reflet de moments uniques, de rencontres. J'ai enregistré de nombreuses fois les mêmes oeuvres, mais je trouve
souvent une fraîcheur spéciale à ces enregistrements pris sur le vif. Je sais que beaucoup d'artistes sont furieux parce que ces publications se font sans leur avis et
sans leur proposer d'argent. Je ne devrais peut-être pas encourager ce genre d'initiatives, mais moi, j'achète mes disques pirates par correspondance et les
collectionne !

- Vous n'avez cessé d'enregistrer de nombreux compositeurs mineurs ou oubliés...

- Je pense qu'il n'est pas indispensable d'enregistrer l'intégrale des lieder de Spohr, mais lui consacrer un disque est la moindre des choses, d'autant que cela permet
de constituer une anthologie sonore de l'histoire du lied. De tels disques ont au moins le mérite d'exister. Mais je suis fier d'avoir contribué à faire connaître le
compositeur méconnu mais essentiel qu'est le Suisse Othmar Schoeck et de lui avoir consacré ces quelques disques qu'il mérite amplement... »

Propos recueillis par Renaud Machart

Le Monde daté du dimanche 11 juin 2000